Nul être vivant ne peut continuer à
vivre s'il ne tue. Le plus tendre des hommes est par procuration un
égorgeur d'agneaux, le rossignol est gavé de cadavres d'insectes,
la charmante otarie est un gouffre à harengs et le hareng lui-même. Et la gazelle n'est pas innocente.
L'herbe qu'elle broute, le bourgeon qu'elle cueille sont vivants.
L'assassinat est la nécessité première de la vie. Tout dévore et
s'accouple pour fabriquer de nouvelles proies dévorables. La vache
exploitée, traite, et qui finir sous le couteau, tend sa vulve au
taureau parce qu'elle doit faire des enfants destinés à être à
leur tour égorgés. Les poules sans sommeil, sans mouvement dans les
cages étroites, sous la lumière électrique ininterrompue, pondent
deux œufs par jour. C'est la règle. Plus les conditions sont
effroyables pour l'espèce, plus elle est prolifique. Car il ne faut
pas que cette branche de vie disparaisse. Il faut que tous les
vivants, à tout instant, fabriquent des vivants pour que d'autres
vivants puissent les dévorer.
Cela vous fait sourire. Vous pensez que
l'homme, lui, au moins, est hors du coup, qu'il a le droit de tout
bouffer mais que rien ne le mange ? Vous n'avez donc jamais eu
un des vôtres en péril ? Votre femme, votre mère, votre
enfant, terrassé par une maladie contre laquelle vous vous demandez
si la médecine sera efficace, et qui lui met déjà la mort au fond
des yeux ? Cette maladie, c'est une autre forme de vie qui est
en train de la dévorer.
La Faim du tigre, René Barjavel,
Édition Folio, p. 57-58.
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