vendredi 7 septembre 2018

Assassins

Nul être vivant ne peut continuer à vivre s'il ne tue. Le plus tendre des hommes est par procuration un égorgeur d'agneaux, le rossignol est gavé de cadavres d'insectes, la charmante otarie est un gouffre à harengs et le hareng lui-même. Et la gazelle n'est pas innocente. L'herbe qu'elle broute, le bourgeon qu'elle cueille sont vivants. L'assassinat est la nécessité première de la vie. Tout dévore et s'accouple pour fabriquer de nouvelles proies dévorables. La vache exploitée, traite, et qui finir sous le couteau, tend sa vulve au taureau parce qu'elle doit faire des enfants destinés à être à leur tour égorgés. Les poules sans sommeil, sans mouvement dans les cages étroites, sous la lumière électrique ininterrompue, pondent deux œufs par jour. C'est la règle. Plus les conditions sont effroyables pour l'espèce, plus elle est prolifique. Car il ne faut pas que cette branche de vie disparaisse. Il faut que tous les vivants, à tout instant, fabriquent des vivants pour que d'autres vivants puissent les dévorer.

Cela vous fait sourire. Vous pensez que l'homme, lui, au moins, est hors du coup, qu'il a le droit de tout bouffer mais que rien ne le mange ? Vous n'avez donc jamais eu un des vôtres en péril ? Votre femme, votre mère, votre enfant, terrassé par une maladie contre laquelle vous vous demandez si la médecine sera efficace, et qui lui met déjà la mort au fond des yeux ? Cette maladie, c'est une autre forme de vie qui est en train de la dévorer.

La Faim du tigre, René Barjavel, Édition Folio, p. 57-58.


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