jeudi 20 septembre 2018

Vide

On a calculé que si on réunissait tous les êtres humains vivants de la Terre, et si on parvenait à supprimer le vide de leurs atomes, toutes les particules qui composent l'espèce humaine tiendraient dans un dé à coudre.
Un dé à coudre de particules, et du néant, pour construire trois milliards d'hommes, quel que soit le maçon, il sait tirer parti des briques !
Mais ces briques elles-mêmes, ces particules, ce matériau de base de la matière, sont-elles vraiment bien solides ? Sont-elles enfin quelque chose ? Ma main, mon cœur, le bois de mon bureau, l'épaule de mon fils, peut-on s'appuyer ?
Prudence. Ces particules, ceux qui les connaissent le mieux en sont à se demander si elles ne sont pas seulement des parcelles d'énergie en mouvement. Et si elles ne se divisent pas à leur tour, en particules infiniment plus petites, séparées par du vide, lesquelles particules infiniment plus petites n'ont pas de raison de ne pas être à leur tour composées d'énormément de vide, et de particules qui, si petites soient-elles, peuvent à leur tour ne contenir à peu près que du vide et d'autres particules encore plus petites, plus petites, petites...
Tout cela serait déjà assez effrayant, assez merveilleux, mais il faut ajouter que ces particules sont animées de mouvements si rapides et d'un caractère si particulier que leur position est toujours seulement probable. C'est-à-dire qu'elles ne sont, à aucun instant, ni là ni ailleurs, mais seulement quelque part...
Ta femme, ton cœur, ma soupe, ma main, toi-même... composés de tourbillons de rien qui ne sont jamais là ? Vanité des vanités, dit l'inconnu de l'Ecclésiaste, tout n'est que vanité. Il a peut-être commencé à le dire en sumérien. Peut-être bien avant Babel le disait-il déjà. Puis en araméen, en hébreu, en grec et en latin :
Vanitas...
Dérivé de vanus, qui signifie : VIDE.
La science à son tour vient de le découvrir.

La Faim du tigre, René Barjavel, Édition Folio, p. 68-69.


mardi 11 septembre 2018

Anthropophages

Mais imaginez que des êtres venus du fond des Mondes débarquent un jour chez nous, un jour prochain... On sait aujourd'hui que c'est chose possible. La vie est peut-être un phénomène purement terrestre, mais c'est peut-être un phénomène universel. Dans ce dernier cas, il doit bien exister quelque part des êtres qui sont aussi supérieurs à l'homme que l'homme au mouton à côtelettes. Imaginez qu'ils arrivent, qu'ils nous conquièrent, qu'ils nous goûtent et qu'ils nous trouvent bons ! Il est de règle de penser, chez les hommes qui s'occupent des problèmes de l'espace, que si des êtres d'une intelligence supérieure débarquaient sur la Terre, ils ne seraient animés que de bonnes intentions. C'est une hypothèse bien aventurée.

Le mouton est plus intelligent que l'herbe, et l'homme que le mouton. Résultat ? Une grande supériorité d'intelligence ne peut au contraire que rendre impossible toute émotion de la part du supérieur devant le sort de l'inférieur. La sensibilité féminine s'émeut facilement de l'image de l'agneau égorgé - ce qui n'empêche pas d’ailleurs le gigot - mais la plus tendre ingénue restera indifférente devant l’œuf qui casse pour le jeter dans l'huile bouillante, ou le grain de blé que la meule broie. Ce sont des formes de vie trop inférieures pour qu'elle puisse s'émouvoir de leur destruction. Il se peut qu'il y ait autant de différence entre eux et nous qu'entre nous et le blé, ou seulement entre nous et la vache. Dans ce cas, et si notre absorption est favorable à leur métabolisme, rien ne les empêchera de nous déguster. Nous aurons beau crier, gesticuler, nous plaindre, nous expliquer, ils ne nous comprendront pas mieux que nous ne comprenons les fourmis...

La Faim du tigre, René Barjavel, Édition Folio, p. 60-61.



vendredi 7 septembre 2018

Assassins

Nul être vivant ne peut continuer à vivre s'il ne tue. Le plus tendre des hommes est par procuration un égorgeur d'agneaux, le rossignol est gavé de cadavres d'insectes, la charmante otarie est un gouffre à harengs et le hareng lui-même. Et la gazelle n'est pas innocente. L'herbe qu'elle broute, le bourgeon qu'elle cueille sont vivants. L'assassinat est la nécessité première de la vie. Tout dévore et s'accouple pour fabriquer de nouvelles proies dévorables. La vache exploitée, traite, et qui finir sous le couteau, tend sa vulve au taureau parce qu'elle doit faire des enfants destinés à être à leur tour égorgés. Les poules sans sommeil, sans mouvement dans les cages étroites, sous la lumière électrique ininterrompue, pondent deux œufs par jour. C'est la règle. Plus les conditions sont effroyables pour l'espèce, plus elle est prolifique. Car il ne faut pas que cette branche de vie disparaisse. Il faut que tous les vivants, à tout instant, fabriquent des vivants pour que d'autres vivants puissent les dévorer.

Cela vous fait sourire. Vous pensez que l'homme, lui, au moins, est hors du coup, qu'il a le droit de tout bouffer mais que rien ne le mange ? Vous n'avez donc jamais eu un des vôtres en péril ? Votre femme, votre mère, votre enfant, terrassé par une maladie contre laquelle vous vous demandez si la médecine sera efficace, et qui lui met déjà la mort au fond des yeux ? Cette maladie, c'est une autre forme de vie qui est en train de la dévorer.

La Faim du tigre, René Barjavel, Édition Folio, p. 57-58.