Tu nais, tu vis, tu fais
des enfants, tu travailles pour eux, pour les autres, contre les
autres, contre les tiens, tu aimes, tu hais, tu te bats, tu es
heureux, malheureux, tu manges, tu pleures, heureux au fond malgré
tous les malheurs, sans réfléchir, le train t’emporte, tout va,
tu vas, tu es assis sur une pierre de vacances ou sur ta chaise de
travail…
Et tout à coup, suspendu
entre le vent, la marée et le soleil, suspendu immobile abandonné
tout seul, tout à coup suspendu brutalement lucide, un instant, un
éclair, tu n’es plus dans le coup…
Tout à coup, tu vois le
fonctionnement autour de toi. L’énorme prodigieux tourbillon qui
entraîne tout et tout depuis des milliards de temps jusqu’au fond
des milliards d’éternités, du fond des milliards d’espaces
jusqu’au fond des milliards d’infinis. Milliards de milliards de
multiples créatures en mouvement, atomes, cellules, individus,
étoiles, galaxies, univers, tout en vient et tout y va.
Et toi avec.
Où ?
Un instant, un éclair
suspendu, tu as vu. Le temps de comprendre que tu n’es rien, sans
importance, nul, moins que zéro. Milliards de milliards de
multitudes emportées. Et toi avec, parmi les multitudes de
multitudes dont chaque grain a autant d’importance que toi. Ni plus
ni moins. Ni moins la patte de mouche ni plus la Lune. Comme la Lune.
Comme la Lune, toi, ta famille, humanité, galaxies, univers : zéro,
poussière de poussière, rien, rien, dans le Tout.
La Faim du tigre, René Barjavel,
Édition Folio, p. 32.